IV
LA TERRE CACHÉE

La lune se levait. Son disque brillait au-dessus des montagnes de l’est et sa lumière se répandait sur la sombre forêt du ravin comme des gouttes de mercure à travers un crible.

Shan Kar restait accroupi dans un cercle de lumière pâle qui s’agrandissait peu à peu autour de lui. Les petits disques de quartz de l’anneau de platine, sur sa tête, accrochaient la clarté et scintillaient parfois. Le visage de l’homme était tendu, ses yeux fixes, comme aveugles, plongés vers les ténèbres.

– Qu’y a-t-il ? Que se passe-t-il encore ? fit dans la nuit la voix inquiète de Li Kin.

Derrière le petit Chinois, Nelson entendait racler les sabots des poneys sur les pierres ainsi que le chapelet de jurons de Lefty Wister.

– Rien que des rites idiots d’indigènes arriérés ! gronda Nick Sloan. Est-ce qu’on va rester plantés là toute la nuit ?

Nelson lui posa la main sur le bras.

– Attends, Sloan. Shan Kar me donne l’impression de savoir ce qu’il fait.

De nouveau un hurlement de loup, mais cette fois un seul appel plaintif que l’écho emportait, chargé d’une menace infinie.

Shan Kar finit par s’arracher à son impressionnante immobilité, se releva d’un bond et ôta de sa tête le cercle de platine.

– J’ai conversé avec mes gens à Anshan. Ils nous avertissent qu’une force appartenant à la Fraternité est en route pour nous couper le passage dans le col. Nos propres guerriers ne pourront pas nous rejoindre à temps pour nous secourir !

Conversé ? Et conversé comment ? songea aussitôt Nelson. Un esprit s’était-il donc par quelque moyen secret entendu avec un autre esprit lointain par l’intermédiaire de la couronne de platine ? Mais comment des gens qui désespéraient d’acquérir les armes courantes du monde extérieur auraient-ils détenu les instruments super-scientifiques qu’une telle communication sous-entendait ?

Shan Kar parlait toujours avec insistance :

– Il nous faut franchir le col et entrer dans L’Lan avant qu’ils puissent nous arrêter ! Tout dépend de cela !

Nelson partageait l’ahurissement des autres.

Dans cette situation extraordinaire, ils étaient incapables d’évaluer toute l’ampleur du danger.

– Combien d’hommes vos ennemis de la Fraternité ont-ils envoyés pour nous couper la route ? s’enquit-il.

– Peut-être pas beaucoup d’hommes, répondit Shan Kar. Mais ils sont nombreux à n’être pas des hommes. Trop nombreux pour nous.

– Encore la superstition, grommela Nick Sloan, écœuré. Il voudrait nous persuader que ce sont des bêtes intelligentes qui vont nous attaquer.

Nelson hésita.

– Il se peut que cette Fraternité utilise des bêtes entraînées à combattre, d’ailleurs. Une bagarre de ce genre serait assez sanglante. Surtout dans une passe étroite.

De nouveau il se trouvait dans l’obligation de prendre une décision rapide fondée sur des renseignements dont les sources paraissaient trop fantastiques pour qu’on y crût.

– Mettez les poneys en route ! lança-t-il. Quelque soit le péril qui nous attend, il vaut mieux l’affronter dans la vallée que là-haut dans le col.

Ils entreprirent l’escalade de la paroi de la profonde gorge. Shan Kar les conduisait par une piste qui serpentait entre d’énormes roches et des sapins dégingandés. Ils aperçurent bientôt au-dessus d’eux la coupure d’une passe qui fendait la falaise titanesque baignée de lune.

L’impatience accélérait le pouls d’Eric Nelson et le poussait en avant tandis qu’il aidait ses compagnons à faire avancer les bêtes de charge. Qu’y avait-il donc entre ces puissantes murailles montagneuses ? Quelle réponse mystérieuse leur viendrait aux questions qui semblaient devenir plus drues au fur et à mesure que coulaient les heures ?

Ils émergèrent de la forêt sur la roche et les pierres dénudées et se trouvèrent devant le dernier rempart de la chaîne qui les dominait comme pour les écraser.

La passe n’était qu’une étroite crevasse ménagée dans la forteresse. L’endroit était plein d’ombres, il y faisait froid à trembler. Les sabots des poneys claquaient sur les pierres inégales.

Ils arrivèrent sur un entablement en pleine clarté lunaire et Shan Kar se pencha sur sa selle en leur montrant le pays devant eux.

– L’Lan !

Pour Eric Nelson, cela ressemblait à une vallée de rêve. Il avait l’impression d’avoir visité ce lieu dans une vie antérieure et de ne l’avoir jamais totalement oublié.

Le terrain, en forme de poire, long de quatre-vingts kilomètres, était entièrement ceint de chaînes qui s’étageaient jusqu’à des pics ahurissants, couronnés de neige, qui culminaient au bout de la partie étroite de la poire.

Le col, à la sortie duquel ils firent arrêter leurs montures, était à quelques vingt kilomètres de l’extrémité nord de la vallée et la surplombait de près de deux mille mètres. Ils contemplaient la terre argentée par la lune en cours d’ascension.

– Où est la ville de votre peuple ? demanda brusquement Nick Sloan à Shan Kar.

L’autre montra le sud.

– Par là… on ne la voit pas. Mais Vruun, la ville de la Fraternité, est là !

Il désignait l’ouest-nord-ouest. Eric Nelson suivit du regard la direction indiquée.

Nelson avait déjà remarqué la grande rivière qui coulait au fond de la vallée et dont une large boucle reflétait l’astre nocturne. Maintenant, il distinguait un petit groupe de lumières au bord du fleuve, près de l’extrémité nord de la vallée.

Vruun, la cité de la mystérieuse Fraternité ? Nelson scrutait la nuit. Autour des lumières, il devinait des édifices vagues, scintillants, curieusement enlacés par la forêt environnante.

Il avait le souffle coupé. A moins d’être victime d’une illusion d’optique, Vruun ne ressemblait à aucune autre ville asiatique qu’il eût déjà vue.

– Mais que… commença-t-il en se tournant vers Shan Kar.

Il n’acheva pas sa phrase. Le cri qui monta avec un faible écho de la grande vallée inondée de lune lui imposa le silence.

Haï-ooo !

Ce cri n’avait rien d’humain, mais il l’avait déjà entendu dans les hautes terres. C’était l’appel des loups en chasse… De nombreux loups.

Haï-ooo ! Haï-ooo !

Les poneys, inquiets, sursautaient. La voix insistante de Shan Kar se fit entendre malgré le bruit de sabots.

– C’est le clan de Tark qui fonce pour nous couper la route ! Il faut marcher ferme en direction d’Anshan !

– Ces poneys de charge ne peuvent pas aller vite ! commença à protester Sloan, mais une sèche réponse le fit taire.

– Il le faudra bien !

Ils dévalèrent pêle-mêle les pentes rocheuses et glissantes, Shan Kar les entraînant vers le sud. Et de nouveau, la forêt vint à leur rencontre… une forêt noire de sapins, de mélèzes et de cèdres qui paraissait recouvrir une part considérable de la grande vallée.

Chacun d’eux menait un des animaux de charge. Nelson observa que le petit cheval hirsute qu’il conduisait courait nerveusement de toute sa force, malgré son lourd fardeau.

– Les loups sont plus rapides que nous, mais nous avons un peu d’avance ! lança de l’avant la voix de Shan Kar. Tout dépend des membres de la Fraternité qui sont à notre poursuite !

Quelques minutes plus tard, comme pour lui répondre, un cri aigu de chat s’éleva loin derrière eux… un miaulement de rage féline.

– Voilà Quorr et ses griffus, en plus ! s’écria Shan Kar. Et les éclaireurs d’Ei rappliquent à tire d’aile droit devant !

Nelson avait déjà aperçu les silhouettes sombres de grandes créatures ailées qui glissaient rapidement au-dessus de la forêt, visibles seulement par instants à travers la dentelle noire du feuillage sur le fond du ciel argenté.

Le peuple d’Ei… Les aigles de la Fraternité ! Nelson en distingua trois qui fonçaient dans leur direction puis décrivaient un arc-de-cercle pour repartir.

Ils émergèrent soudain de la forêt sur une plaine ondulante baignée de clarté.

– Voici les lumières d’Anshan ! leur cria Shan Kar en dominant la plainte du vent. Regardez !

Nelson vit quelques points lumineux massés les uns contre les autres loin devant, dans le fond de la vallée. Puis il les perdit de vue quand la troupe dévala au galop une déclivité du terrain.

Haï-ooo !

Le clan des loups de la Fraternité lançait des appels tout en se lançant à la poursuite des intrus.

Nelson songea : Je devrais me demander si tout ceci n’est pas quelque rêve idiot. Mais je sais bien que ce n’est pas le cas !

Ce n’était pas un rêve… non ! Les pics al-tiers qui emmuraient la vallée de L’Lan montaient dans le ciel, bien dessinés dans le clair de lune. Le vent lui picotait le visage avec une insistance irritante, une étrivière tordue lui mettait la jambe à vif.

De nouveau les lumières d’Anshan réapparurent quand ils franchirent un monticule. Au même instant, Lefty Wister laissa échapper un cri étranglé.

– Bon Dieu ! Ils sont…

Il se tut d’un coup. Nelson se retourna sur sa selle et vit la sombre silhouette du loup qui arrachait le Cockney du dos de sa monture affolée.

Il y avait tout autour d’eux des formes qui bondissaient, des yeux et des dents qui brillaient au clair de lune. Les ailes des aigles battaient la nuit tout près de leurs têtes.

Nelson s’était armé de son pistolet, mais son propre poney était pris de panique, ce qui l’empêchait de tirer. Il perçut le juron hollandais lâché par Van Voss.

– Pied à terre ! Avant qu’ils nous abattent un à un ! hurla Nelson, prenant sa décision en une fraction de seconde. Groupez-vous… ici !

Il se laissait déjà glisser de la selle, tout en tenant les rênes de sa monture. Une masse noire fonça sur lui dans un élan silencieux ; il pressa la détente.

L’aboiement saccadé de l’automatique parut surprendre un instant les bêtes indistinctes qui les entouraient à présent de toutes parts. Profitant de cette hésitation, Van Voss abattit le loup qui avait entraîné Lefty à terre.

Le Cockney se releva, chancelant, l’avant-bras déchiré et ensanglanté, tout en lançant des imprécations. Nick Sloan et Li Kin étaient debout et Shan Kar bondissait comme un chat, armé d’une courte épée qu’il avait tirée de sous son manteau.

– Aidez-moi à prendre les mitraillettes ! cria Nick Sloan.

– Attention ! cria Li Kin, avec un accent de peur. Il y a des hommes avec eux !

Plus tard, Eric Nelson devait se rappeler cette scène comme le premier instant où il avait compris à quel point cette vallée échappait au monde habituel.

En effet, parmi les animaux indistincts qui les chargeaient, il y avait à présent des cavaliers… des hommes et des chevaux qui étaient les compagnons du loup, du tigre et de l’aigle, des hommes qui portaient d’étranges calottes métalliques en guise de casques, des cuirasses, et étaient armés d’épées.

– Voilà Tark avec Barin ! s’exclama Shan Kar.

Tark ! Le cœur de Nelson eut une secousse. Ce grand loup qui était le camarade de Nsharra, qui avait manqué de peu lui ouvrir la gorge à Yen Shi ?

Puis il reconnut le loup. Il distingua la tête massive et hirsute qui piquait de l’avant près d’un cheval gris fer monté par un jeune homme casqué et cuirassé qui brandissait son sabre en poussant des cris.

Nelson, Li Kin et le Cockney avaient pris leurs fusils sous leurs selles et tiraient sur les silhouettes sombres qui s’ameutaient sous la lune.

– Descendez les hommes ! commanda Nelson. Ces brutes s’enfuiront si nous abattons leurs maîtres !

Tout en le disant, il savait bien que ce n’était pas vrai, que son incrédulité et ses habitudes de pensée le trompaient.

Car c’étaient des animaux intelligents. C’était évident, rien qu’à voir de quelle manière loups et tigres attaquaient en décrivant des lacets pour éviter le feu des fusils, qui était visiblement une expérience nouvelle pour eux.

Dans une certaine mesure, cela ressemblait à toutes les batailles auxquelles Nelson avait pris part. Il s’en dégageait la même impression de confusion, la même absence de plan apparent, le sentiment d’être pris dans un heurt de hasard entre des forces opposées, où les efforts individuels étaient vains.

Puis, comme toujours, le combat s’organisa. Le jeune homme que Shan Kar avait appelé Barin criait d’une voix haute et sonore, et les autres cavaliers et les grands fauves se rassemblaient autour de lui.

– Dégagez le champ ! hurla Sloan, en retrait.

Nelson et ses compagnons bondirent de côté. Sloan et Van Voss ouvrirent le feu des mitraillettes qu’ils avaient déballées en hâte.

La pluie crépitante des balles s’abattit en plein sur les assaillants humains et animaux massés pour charger. Des hennissements et des miaulements à glacer le sang dominaient le tumulte croissant, tandis que cavaliers et bêtes s’écroulaient.

– Ils sont battus… Ils ne tiennent pas devant nos armes étrangères ! s’écria Shan Kar. Regardez ! Ils se sauvent !

Les bêtes et les quelques hommes encore indemnes reculaient devant ce feu dévastateur. Les feulements des tigres et les hurlements des loups se succédaient, montant et descendant. Des sabots martelèrent le sol. Puis Nelson entendit un appel d’aigle, long et clair dans le ciel. Ensuite un silence relatif se rétablit. Shan Kar, l’épée à la main, bondissait vers les formes sombres qui jonchaient le terrain.

 

– Dis, Nelson, qu’est-ce donc que ce pays ? fit Sloan d’une voix qui tremblait. Des loups, des tigres, des aigles…

– Kuei ! s’écria Li Kin, d’un ton inquiet. Shan Kar disait la vérité ! Les fauves et les hommes sont entre égaux, ici… Du moins au sein de la Fraternité !

Ils entendirent Shan Kar crier quelque chose d’imprécis. Ils se précipitèrent vers lui. Ils arrivèrent à temps pour assister à un spectacle stupéfiant. Shan Kar, tenant son épée, le corps tendu, s’approchait d’un grand loup accroupi qui s’efforçait de traîner à l’écart le corps inerte d’un homme.

– C’est Tark ! déclara Shan Kar. Il voulait emporter Barin !

Eric Nelson perçut le regard vert flamboyant du grand loup quand il tourna la tête vers eux. Il ne grondait pas comme l’eût fait une bête ordinaire. Il était simplement bandé, prêt à sauter sur la victime qu’il aurait choisie.

Nelson, surpris, leva son fusil à l’instant même où l’animal lui sautait à la gorge. Aussitôt Shan Kar hurla :

– Ne le tuez pas, si possible ! Il est plus intéressant vivant, pour nous !

Le loup aurait cependant été tué si Nelson avait eu le temps de tirer. Mais l’animal était trop rapide. Nelson, qui avait reculé d’instinct devant les yeux meurtriers de la bête, trébucha et chancela.

Il vit du coin de l’œil le balancement puissant de la lourde arme de Sloan quand ce dernier l’abattit sur l’animal.

Il entendit le coup sourd, sentit sur lui le poids considérable de Tark le velu… mais c’était un poids inerte. Alors il s’écarta en hâte de ce corps immobile, assommé.

– Nous avons pris vivants Tark et Barin, le fils de Kree ! triompha Shan Kar. Et nous avons donné à la Fraternité un avant-goût de nos nouvelles armes !

Tout excité, l’homme exultait. Nelson contemplait les deux corps. Le loup gisait encore sans connaissance. Quant au jeune Barin, du sang coulait de sa tempe, mais la balle ne l’avait qu’effleuré.

Nick Sloan paraissait plus secoué que Nelson ne l’avait encore vu, tandis qu’il regardait fixement les bêtes mortes qui jonchaient la plaine, sous la lune.

– Nelson, ces fauves sont intelligents ! haleta-t-il. Ils courent aux côtés des hommes, ils combattent comme leurs alliés !

– Kuei ! répéta Li Kin, dont le visage safrané semblait pâle dans la lumière argentée. Une vallée de sorcières et de démons !

Shan Kar intervint.

– La Fraternité ne va pas tarder à envoyer ici de nouvelles troupes. Il faut galoper jusqu’à Anshan ou mourir sur place !

Tout en parlant, il ficelait habilement à l’aide de lanières de cuir les pattes du loup assommé.

Tark le loup s’agita un peu quand Shan Kar eut terminé son travail. Les yeux verts de la grande bête s’ouvrirent soudain. Quand il vit que Shan Kar était en train de ligoter le jeune Barin, le loup tordit les babines, découvrant ses énormes crocs et parut gronder sans toutefois émettre un son.

Shan Kar acheva d’immobiliser le jeune homme, se retourna et éclata de rire à la face du loup.

– Tark le puissant ! Pris au piège comme un chien domestique du monde extérieur ! (Il ricanait.) Est-ce Kree qui t’a choisi pour veiller sur son jeune fils ? Valeureux gardien, en vérité !

Le loup ne broncha pas, mais ses yeux verts irradièrent à l’adresse de son tourmenteur une haine réfléchie qui hérissa la peau d’Eric Nelson.

– Des cavaliers qui viennent du sud ! lança tout à coup Sloan. Préparez-vous !